
Le Geste de deuil
Christelle Familiari
Prendre soin des morts pour prendre soin des vivants
Lien vers le court-métrage de Maud Martin.
D’une expérience personnelle à un besoin universel
En 2016, Eternal Network a été sollicité par Fanny Delfau. Elle est fleuriste et, dans l’exercice de son métier, se retrouve souvent face à des personnes endeuillées ; celles-ci viennent la voir afin de confectionner des compositions florales pour la cérémonie funéraire. Elle leur propose alors de les réaliser avec elle : cet atelier permet de délier les langues et d’évoquer le défunt, ses fleurs préférées, sa couleur préférée, et ainsi de parler paisiblement de sa mémoire. Elle en parle comme d’un moment en suspens dans la dure période du deuil immédiat. Au cours de discussions avec les proches, elle s’est rendue compte que notre société ne laissait plus de place au deuil et aux endeuillés. L’expression « faire son deuil » est significative de l’idée qu’il faut à un moment s’en débarrasser, comme d’un mauvais rhume.
En Europe, au cours du XXe siècle, les signes de deuil ont peu à peu été oubliés (du vêtement au crépon noir porté en broche) et ont quasiment disparu au XXIe siècle. L’espace public contemporain est devenu agressif et, si l’on ne sait pas que la personne est en deuil, on s’adresse a elle sans la ménager, dans le bus, dans un magasin, au travail... Les endeuillés sont dans une situation de vulnérabilité : ils sont très émotifs, parfois taiseux ou à fleur de peau.
Redonner au deuil sa place dans la société
Fanny Delfau s’est rapprochée d’autres professionnels confrontés à des personnes endeuillées. Ensemble ils souhaitent former un groupe de commanditaires pour solliciter un artiste et réfléchir avec lui à cette absence progressive de signes de deuil, avant d’imaginer une manière actuelle de manifester son deuil.
Un don pour resserrer les liens
Pour les commanditaires, avec un signe de deuil, les proches et les amis auraient la possibilité de faire un geste vers une personne endeuillée en lui offrant cet objet : un don, un signe de deuil partagé et de reconnaissance du chagrin de l’autre. Le signe de deuil permettrait aussi de montrer qu’on est dans une situation de vulnérabilité et inviterait à la réserve, à la douceur, à la précaution. Quelle que soit sa forme, l’objet doit émettre un message personnel et trouver un juste équilibre ente discrétion et visibilité
Le choix de l’artiste
Le médiateur des Nouveaux commanditaires a proposé de confier la commande à l’artiste Christelle Familiari. Son travail, essentiellement sculptural, s’attache à une exploration de la matière et aux relations entre l’objet et le monde extérieur, souvent par le biais d’une sensualité propre aux matériaux. Ces œuvres agissent comme des interfaces entre les personnes, suscitant une attraction ou imposant une distance, mais en général comme un geste de générosité vers l’autre, un don de soi. Depuis quelques années, elle collabore avec des artisans ou des industriels pour détourner des techniques et réaliser des productions oscillant entre la sculpture, le bijou et le design. Les œuvres de Christelle Familiari figurent dans de nombreuses collections publiques et privées. Elle a également réalisé des commandes publiques.
La proposition de l’artiste
En octobre 2017, Christelle Familiari revient à Tours pour présenter son étude aux commanditaires. Elle propose de montrer ses travaux de recherche, tout le cheminement qui l’a conduite vers des pistes potentielles. Un fourmillement de petites pièces, en porcelaine, en plâtre, en verre, en métal..., la manipulation des matières induisant des allers-retours entre la main et le cerveau.
Les pièces présentées résultent d’un processus de gestes. Christelle Familiari est partie de l’idée d’avoir l’objet dans la poche, quelque chose que l’on pourrait à tout moment égrener comme un chapelet. En manipulant de l’argile, des formes sont nées entre ses phalanges, rappelant des osselets, qu’elle a ensuite pincés amenant à une forme de goutte.
La proposition finale
En 2018, suite à la présentation de ses recherches aux commanditaires, Christelle Familiari a orienté son choix vers un matériau d’origine minérale, le métal, qui rappelle, par sa matérialité, la présence continue du mort parmi les vivants. L’objet est en laiton. Le poids de ce matériau lui donne une contenance quand il est dans la paume de la main, entre les doigts, comme une présence. « L’imperfection » de la forme, entre finesse et rusticité, lui confère une facture artisanale. Par son aspect organique, il pourrait faire penser à un os, à un caillou... À force d’être manipulé, le métal va s’oxyder et se patiner, provoquant un changement de couleur : cette question du temps est une dimension importante dans la durée du deuil.
J’ai pensé cet objet avec une certaine rugosité, quelque chose de très sensible au toucher. Cela fait penser à la peau, aux rides, aux empreintes digitales…, mais aussi à quelque chose qui nous amène vers un objet archéologique… Sur la partie inférieure, la forme est plus douce : je voulais que l’on ait un élément réconfortant au toucher.
La simplicité de cette forme permettrait qu’on la reconnaisse instantanément pour l’associer au deuil (comme le ruban rouge fait référence à la recherche contre le sida). À la fois discret par sa taille, il a néanmoins la préciosité d’un bijou, mais la sobriété nécessaire pour l’hommage à un être disparu. Le geste qu’évoquerait le fait de l’offrir à un proche endeuillé dirait : « nous sommes avec vous ».
La question de la visibilité de l’objet a souvent été abordée avec les commanditaires. Christelle Familiari souhaite donner la possibilité à tout un chacun d’imaginer sa manière de porter l’objet. On peut l’associer à une chaîne : ainsi on fait le choix de le montrer ou de le passer derrière le col de son vêtement. Dans l’écrin est fournie une attache qui permet de l’épingler ; on peut aussi le coudre ou l’avoir dans la poche...
La production de l’objet a été réalisé par l’atelier Huguenin (Paris). Il nous semblait important de faire appel à un artisan bijoutier pour que le Geste de deuil conserve les propriétés du prototype, mais aussi parce que la personne à l’origine du projet est elle-même artisan fleuriste !
Ouvrir la discussion et témoigner
Au-delà du signe que Christelle Familiari imagine, un film doit rendre compte du cheminement du projet et des réflexions développées avec les différents acteurs. Il est primordial de donner corps à ces questions, si délicates soient-elles : les humains ont besoin de rituels, mais de quels rituels ? Comment imaginer introduire les formes les plus diverses de ces rituels dans un espace public qui se doit d’être le lieu de la neutralité ? Et si le chagrin est souvent personnel, comment toutefois peut-on le partager ?
La réalisatrice Maud Martin filme les rencontres depuis le début. Enregistrer l’aventure de cette commande permet de restituer le sens du projet en partant de la demande initiale. Le film a l’avantage d’évoquer les différentes situations du deuil ou la question de la durée, mais surtout de sortir le deuil du domaine de la psychiatrie : « on n’est pas malade, on a du chagrin ! » nous rappelle Sophie Olivereau, médecin et commanditaire
Un premier film, Signe de deuil, signe de vie, a été réalisé en 2017, pour l’exposition À La Vie, qui présentait les prototypes et recherches de lycéens s’étant prêtés au jeu de la commande sur ce délicat sujet.
Un second film – un court-métrage de 7 min – a été réalisé au moment de la crise sanitaire liée au coronavirus, en avril 2020, afin d’informer le public sur l’existence de cette commande.
Un moyen-métrage est en cours de réalisation.
Maud Martin est réalisatrice de documentaires et productrice au sein de l’agence L’image d’après.
Le concours des lycéens
En octobre 2016, Eternal Network a proposé à des lycéens, en arts appliqués et en arts plastiques (de Chambray-lès-Tours et de Tours), de se prêter au jeu de la commande. En tant que futurs créateurs, ils ont pu éprouver les modalités d’une commande : rencontrer les commanditaires, développer leurs recherches pour aboutir à la production d’un prototype de signe de deuil et travailler sur la présentation de leur projet. Les prototypes sélectionnés ont été présentés à Eternal Gallery, en juin 2017, dans l’exposition À La Vie.
L’intérêt de ce concours a été de sortir la commande du petit comité des commanditaires pour s’ouvrir sur d’autres générations – des jeunes qui n’ont pas nécessairement les mêmes attentes, les mêmes considérations sur le deuil et la mort –, mais aussi recueillir les avis du public de l’exposition.
Si la mort est un tabou, l’exposition a eu la vertu de délier les langues des visiteurs qui, souvent, ont témoigné de leur expérience, partant d’une anecdote personnelle pour discuter plus largement sur le deuil à notre époque.
Artiste :
Autre projet de Christelle Familiari

Date
initié en 2016, en cours d’étude technique.
Les commanditaires
Fanny Delfau, fleuriste,
Geneviève Fessler, infirmière coordinatrice en EHPAD,
Sophie Olivereau, médecin en soins palliatifs,
Jean-Baptiste Quoirin, citoyen ayant récemment perdu son épouse.
Médiation
Éric Foucault, Eternal Network
Partenaires
Fondation de France (action Nouveaux commanditaires)
Fondation des Artistes (Commission mécénat)