
Les Aliens sont des travelos
Jordan Roger
Jordan Roger revisite les clichés homosexuels les retourne dans de joyeuses installations, sculptures, photographies, vidéos, œuvres graphiques...
Jordan Roger est étudiant (en cinquième année à l’École d’art de Bourges). En cette année 2021, Eternal Gallery est un laboratoire pour des étudiant·e·s en art pour qu’iels confrontent leur travail à un public plus large et expérimentent le montage d’exposition dans un lieu singulier.
La morosité due à l’actuelle crise sanitaire et son corrélat de plaintes et de mines tristes m’a donné envie, pour le festival Désir Désirs, de penser une exposition emprunte de fantaisie, de légèreté et de couleurs. Une sorte de retour aux sources, non pas de la culture LGBTQIA+, mais de la culture gay avec son lot de paillettes, de plumes, de costumes et d’exubérance. C’est à Jordan Roger que j’ai confié cette mission tant son travail relève de l’histoire de l’art baroque.
Baroque en effet, que ce soit dans ses vidéos, dans ses objets, dans ses œuvres graphiques, les mouvements sont exagérés, le décor est omniprésent, les compositions sont surchargées, les effets sont dramatiques, les couleurs chaudes, les lignes de force en diagonale... Le baroque est un mouvement dont la communauté gay s’est emparée avec emphase et délectation, la volupté et la sensualité utilisées pour parodier et sublimer les divas comme pour pratiquer l’autodérision, apporter un contraste entre une vie gay parfois taxée de consommation triste et un libertinage décomplexé souvent jalousé. L’époque baroque a tenté de dire « un monde où tous les contraires seraient harmonieusement possibles » [1]. À l’heure où la communauté gay a tendance à faire la chasse aux folles pour un fallacieux besoin de retour à la virilité, Jordan Roger les magnifie et les étudie aussi.
Il revisite les clichés queer, homosexuels, camp, les retourne dans de joyeuses installations où le travestissement est au cœur de son travail. Il s’interroge, par exemple, sur les représentations follophobes dans les dessins animés où les aliens et les monstres se travelotent [2]. Il convient de se méfier de l’alien, car sa fourberie l’invite à masquer son identité : l’alien incarne l’étranger. Ce jeu de duplicité se retrouve au théâtre, de Molière au cabaret des dragqueen. Mais lorsque l’on est travesti ou trans dans la « vraie vie », cela devient plus compliqué. C’est toute la différence entre la performance et la performativité : Conchita Wurst peut se dédoubler, faire la femme à barbe et redevenir Thomas Neuwirth à son gré. Pour le public, sa double vie est délicieusement troublante ; elle n’est pas menaçante. Cependant, le trouble dans le genre peut être plus dérangeant s’il excède le rôle pour ébranler les évidences de l’identité. Et c’est parce qu’ils sont perçus comme des sujets menaçants que les queers et les trans sont en fait des sujets menacés, exposés à la violence du monde. [3] La déshumanisation des personnes LGBTQIA+, qui s’opère en transformant les folles en aliens pervers travestis dans les dessins animés, est le parfait exemple de la propagation de stéréotypes supposément amusants sur les minorités sexuelles et de genre, technique qui permet à l’enfant de comprendre que transgresser les règles de genre est très dangereux et synonyme de perfidie.
Chez Jordan Roger, le travestissement et le kitsch, qui caractérisent la follophilie gay, lui permettent de manière autobiographique de profaner tantôt le patriarcat (Papa voulait que je sois bricoleur, un atelier et ses outils entièrement recouverts de paillettes et de plumes), tantôt la communauté dont il est issu et qui l’a rejeté (pour avoir « choisi la fornication homosexuelle »), les Témoins de Jéhovah : l’artiste a subtilisé la robe de mariée de sa mère et se photographie devant la salle du Royaume, posant à la manière d’une princesse. Troublant portrait. On dirait que tout est faux, entre la robe de conte de fée trop petite pour ce fort gaillard, la triste architecture pavillonnaire de la congrégation religieuse, le bouquet de fleurs – forcément – en plastique, jusqu’aux larmes au bord des yeux dont on doute de la sincérité.
Le registre autobiographique est également présent dans la série des Thank U, où l’artiste rend hommage à John Giorno avec une interprétation de ses poèmes graphiques, mantras envoyés comme des coups de poing. Si Jordan Roger y remercie Dieu d’avoir créé la PMA, l’avortement, les partouzes et les prides, il le remercie aussi de pardonner les personnes qui l’ont traité de « tapette » au collège, mais seulement si elles se repentent, sinon qu’il les brûlent toutes ! Le minimalisme de Giorno est troublé par des images – là encore – baroques, empruntées à l’histoire de l’art religieux, non sans humour et une certaine part de gaminerie, voire de vengeance.

La composition du groupe de personnages juchés sur une fontaine, dans la vidéo Laissez-nous chanter, est on ne peut plus maniériste et dramatique également ; mais cette interprétation de la fontaine de Trevi de Rome relève du burlesque. Pacotille clinquante, maquillage et couleurs dissonantes servent une chorale de sirènes au chant lui aussi dissonant, voire insupportable. C’est que les sirènes elles aussi sont des monstres sournois qui usent de leurs charmes pour envoûter les marins.
En blasphémant avec un humour corrosif et tout un attirail de dévirilisation, le monstre [4] Jordan sort ainsi de sa chrysalide en se débarrassant de sa mue paternelle Roger et inverse la fameuse formule de Giorno « Il faut brûler pour briller », car c’est sûr, Jordan veut briller en enfer !
Commissariat : Éric Foucault
Exposition dans le cadre de la programmation de Désir Désirs
[1] 1 Philippe Beaussant, musicologue
[2] 2 Il s’agit du sujet de mémoire de Jordan Roger : « Pourquoi les seuls personnages de dessins animés à se travestir au quotidien sont-ils tous des extraterrestres ? » Qu’est-ce que ce trait récurrent a comme répercussions sur les jugements des téléspectateurices ? En quoi le rapprochement grossier entre aliens et communauté queer perpétue-t-il un humour de stéréotypes et clichés follophobes ? Y a-t-il des exemples fictionnels utilisant le même biais narratif qui vont à l’encontre de cette follophobie ? ».
[3] 3 Éric Fassin, La masculinité sans les hommes, les hommes sans la masculinité, dans Chercher le garçon : une exposition collective d’artistes hommes, cat. exp., Vitry-sur-Seine : Mac/Val, 2015, p. 190-191.
[4] 4 Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de psychanalystes, tel était le titre de la conférence que le philosophe trans Paul B. Preciado a donné devant les étudiant·e·s de l'École de la cause freudienne en 2019. Depuis sa cage de « mutant », il ne cherchait pas à parler de l’homophobie ou de la transphobie des pères fondateurs de la psychanalyse, mais à montrer la complicité de celle-ci avec une idéologie de la différence sexuelle datant de l’ère coloniale et rendre compte de la multiplicité des vivants, sans réduire le corps à sa force reproductive hétérosexuelle, patriarcale et coloniale.
Artiste :

Artiste
Jordan Roger
Titre
Les aliens sont des travelos
Dates
Du 29 mai au 20 juin
Samedi et Dimanche / 16h à 19h
entrée libre (jauge limitée à 8 personnes)
et en semaine sur rendez-vous
contact@eternalnetwork.fr
Exposition dans le cadre de la programmation de Désir Désirs en partenariat avec les cinémas Studio