
Pavillon témoin
Camille Michel
En 2019, le POLAU invite Camille Michel à réaliser une résidence de recherche dans son ancien lieu de résidence, la maison où il a passé son enfance et sa jeunesse, avec sa famille, dans un pavillon du quartier des Douets à Tours. De cette immersion, il retrace ses expériences sous une forme sensible et auto-fictive, dans un carnet intitulé Je voulais que rien ne change.
Malgré le caractère personnel de ce travail, Camille Michel livre une approche déstygmatisante du pavillonnaire. Souvent considéré comme symptôme des maux de nos sociétés, le lotissement recèle des qualités formelles et demeure un espace de socialisation. Pour Eternal Gallery, il imagine une exposition tour à tour documentaire, amusante, mélancolique, voire impertinente, car la première œuvre que le public découvre est une enseigne transformant un monument historique (la galerie étant sise dans un ancien bureau d’octroi du XVIIIème siècle) en pavillon témoin. Entre détournement d’archives, produits dérivés, photographies et photomontages, son, écriture, entretien filmé, son œuvre polymorphe est un récit rétrofuturiste mêlant fantasme et vécu de la vie périurbaine.
Pavillon témoin - Camille Michel
Par Olivier Gaudin
Testament, attestation, attester. Tester, contester, détester, protester. Protestant. Testicules, les petits témoins.
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Le jeu silencieux des signes installe le trouble dans les espaces lisses dont nous avons hérité. Les ambiances lumineuses suggèrent des après-midis qui n’ont jamais de fin. Le moteur de la fiction s’emballe.
Voici des images du temps de paix. La nostalgie de l’enfance irrigue un récit crépusculaire à la manière des flashbacks en slow motion du cinéma hollywoodien. Dans cette remémoration éparpillée, le mythe pavillonnaire recouvre la condition domestique. Mais ce mythe est habité et palpable. Il se nourrit des impressions subjectives d’une longue enfance poursuivie dans l’adolescence, puis jusqu’à l’âge adulte. Ni dénonciation, ni apologie, Pavillon témoin relève d’une enquête sensible et débridée. On croirait les notes préparatoires d’un roman ou d’un film. Sauf que le décor est ici planté, ou plutôt collecté, par un indigène.
La scénographie – encadrement, lumières, parcours, fumées – auréole les productions d’une atmosphère suggestive. À force de catégoriser, nous ne voyons plus ce que nous avons sous les yeux ; à commencer par nos espaces domestiques, nos vêtements synthétiques, nos trottoirs familiers. Pavillon Témoin tend un miroir au visiteur. Le dispositif introduit le doute au cœur de la description du confort en partant de scènes ordinaires, de sensations quotidiennes et de sentiments convenus. Nous y sommes. L’enquête peut commencer.
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Logement portatif qu’on peut dresser partout et pour toutes sortes de personnes, mais employé plus particulièrement au campement des gens de guerre (Littré).
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Que racontent les formes suspendues d’un pavillon du temps de paix, édifié au début des années 1970 et habité jusque vers l’an 2000 ? Que retenir du passage de ce bâtiment à travers l’unité de temps du demi-siècle écoulé ? Le témoin n’est pas l’accusé. On le fait parler, on l’écoute, on l’enregistre. Son propos est une source : il sert de preuve, voire de matière ethnographique. Devenu informateur, sa présence nourrit de possibles reconstitutions, des croisements, des malentendus. On transcrit ses paroles, mais le contexte manque. L’enquêteur opère des analogies, des associations d’idées et des recoupements : ce sont les siens. Mais si l’enquêteur était l’habitant, et le pavillon, le témoin ? La piste se brouille. L’architecte du quartier devient lui-même sujet d’une archive audiovisuelle qu’un montage précis érige en récit généalogique. Le visiteur de Pavillon témoin parcourt les pièces et les documents d’une enquête en cours, éprouvant les ambivalences de l’investigation. Nous suivons, pas à pas, l’instruction d’un dossier dont les finalités nous échappent.
Une douce ambiance irrigue ces images. C’est celle des rituels de l’enfance ; l’éprouver nous remémore l’écoulement non compté du temps vécu, la disponibilité intense pour les récits manufacturés par les industries du divertissement. Les épreuves mimétiques de l’adolescence, les images préfabriquées dans les rayonnages de la grande distribution. Les heures passées à traîner dans le quartier, en apesanteur. À s’éloigner de la maison pour mieux y revenir, à faire le tour des maisons voisines qui l’entourent comme autant de miroirs.
Accéder à une maison individuelle est paraît-il l’un des désirs les mieux partagés en France. C’est de l’échelle libidinale, sous le langage et les chiffres, qu’il faut donc repartir. De ce croisement entre le huis clos des familles et la chambre noire des aspirations individuelles. La maison, et non le lotissement ou le quartier pavillonnaire, fait l’objet d’une cristallisation des affects et accapare l’attention aussi bien que la mémoire. Occupés à relever les modes imaginatifs de son « appropriation », à observer ses seuils, franges, clôtures et jardins visibles de l’extérieur, nous négligeons l’expression singulière des expériences que vivent les habitants de ces lieux. Repartir du pavillon comme chose perçue, pièce matérielle tangible, c’est aborder autrement les usages qu’il organise – et contribue, inlassablement, à reproduire.
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Rendre témoignage à une chose, reconnaître cette chose et y rendre hommage. Il faut toujours rendre témoignage à la vérité (Littré).
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On ne sait plus : est-ce la propension des zones pavillonnaires et périurbaines à former un décor qui les a érigées en sujet romanesque privilégié – cinéma, séries, clips –, ou bien l’ampleur de la diffusion télévisée des fictions nord-américaines qui a fait de la suburbia ce cadre si parlant ? L’Amérique des images continue de nous border. Mais le monde pavillonnaire français, épure de la banlieue résidentielle, forge bien davantage qu’un décor figé : c’est une fantasmagorie active où le travail productif disparaît corps et biens. Cimetières, monuments, manifestations publiques restent aussi au dehors. Dans ces franges apaisées, les villes et les campagnes avec toutes leurs strates de complexité historique sont escamotées au profit d’autres errances, attachements et souvenirs. Le périurbain, étendue disponible et hétérogène bâtie sur l’évitement des conflits, regorge de terrains pour l’expérimentation, corporelle ou mentale : c’est un espace test. Il ne tient qu’à nous d’en faire quelque chose. Voici une idée accessible du bonheur, type adolescent masculin de ces années : skateboard, BMX, cassettes de rock et consoles de jeu, bolides télécommandés lancés à pleine vitesse sur les parkings des zones d’activité. Au faîte de la fiction, une génération de pionniers étend le confort du domicile à la domestication du quartier, cultive les temps de loisir sans penser au lendemain. Tendons l’oreille. Quelque chose, de l’ordre du rêve devenu réalité, continue de s’inventer.
Voici un nouveau personnage, le résident témoin. À trente ans de distance, l’artiste revient sur les lieux qu’il a habités. Ce semblant de reenactment déjoue par avance les tentatives de dévoilement. Les conditions affectives, imaginaires et nébuleuses de la vie pavillonnaire sont ressaisies dans un dispositif en apparence circulaire : une résidence dans le quartier de son enfance. Il refait les trajets et les gestes quotidiens. Il prend des nouvelles de ses anciens camarades. Il occupe même à nouveau, pour une nuit, son ancienne chambre dans l’appareil désirant qu’est le pavillon. Mais cet invraisemblable retour ne peut que produire de la fiction et des strates d’émotions nouvelles. L’artifice fabrique de l’obscurité.
Le clair-obscur du crépuscule installe le trouble. Camille Michel constate et conteste l’évidence de l’habitat pavillonnaire. Il tourne autour de questions qu’il ne pose pas. Il invite le visiteur à goûter aux plaisirs du générique pour ce qu’ils sont : des expériences sans conséquences significatives, des sensations peu identifiées, des émotions non critiques. Répliqué dans l’espace de l’exposition comme dans les extensions périurbaines illimitées, le pavillon atteste sa puissance imaginaire en exerçant une aura presque parodique.
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Notre héritage n’est précédé d’aucun testament (Char).
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Le pavillon témoigne. Il devient à la fois surface de projection et chambre d’écoute. L’évidence de ses volumes et la netteté de ses contours concentrent l’investissement psychique, mais sa multiplication effrénée agit désormais comme une menace, un abus empreint de contradictions. À rebours, le travail de l’artiste recherche l’aura passée. Il en restaure la complexité sensible et les ambiguïtés par des opérations de soustraction et de voilement. Cette maquette rétrospective – machine temporelle mimant la reconstitution archéologique ou l’exercice de projet d’architecture – est un leurre. Son objet n’est pas l’espace et ses mesures, mais les conditions atmosphériques d’un milieu de vie : l’air propre du périurbain, ses ambiances incertaines. L’artiste renoue ainsi avec les projections mentales et désirantes d’où est né l’idéal contradictoire de la maison individuelle indéfiniment répliquée. Avec la standardisation des processus de construction et des modes de vie, l’enfance aussi atteint l’âge de sa reproductibilité technique.
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Je sais maintenant intimement ce que c’est que d’être un fantôme. C’est une petite réparation à ma tristesse.
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Les climatologues expliquent que nous subissons aujourd’hui, en 2020, les émissions de gaz à effet de serre et autres pollutions issues des activités de production industrielle et de la combustion accrue d’énergie fossile des années 1960 et 1970. Avec cette lente diffusion dans l’atmosphère, se propage le souvenir d’un prodigieux décollage, d’un voyage à l’aveugle dont nous commençons à peine à percevoir les implications. L’an 2000 que ces décennies avaient tant rêvé, anticipé et prophétisé, elles l’auront en définitive produit et réalisé, à leur insu, à la manière d’une bombe à retardement qui nous aura fait quitter pour un temps le plancher des vaches. « L’autrefois rencontre le maintenant » (Benjamin), dans une sinistre étreinte.
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Je voulais que rien ne change.
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Le long d’un itinéraire fragmenté, les propositions artistiques deviennent les pièces à conviction d’un conte de fées. Le mystère s’épaissit à mesure que progresse le simulacre d’enquête, par la reproduction, le jeu et le détournement. Une mélancolie diffuse émane de ces produits dérivés, sans ressentiment. La douceur du regard porté sur les rites quotidiens, l’attention minutieuse aux signes, esquive la double impasse du culte et de la critique. C’est pourquoi les figures du kitsch, le coton des souvenirs et les expériences sensorielles les plus infimes y ont droit de cité – loin des interrogations légitimes, mais trop générales, sur l’endettement des ménages, les gabegies environnementales, la spéculation immobilière ou le déclin de la vie urbaine.
La lumière oblique d’une ambiance de cinéma baigne les atmosphères pavillonnaires dans un présent qui est immédiatement un souvenir. Le futur antérieur de l’aura recompose les images du passé. Le présent de l’enfance, image possible de l’éternité ? Nous l’avions peut-être su avant de l’avoir, irréversiblement, laissée derrière nous.
Vidéo de l’exposition par Mikazuki prod : lien
Artiste :

Artistes
Camille Michel
Titre
Pavillon témoin
Dates
Soirée d’ouverture, mercredi 14 octobre, de 18h30 à 21h30
Du 17 octobre au 1er novembre
Samedi et Dimanche / 16h à 19h
Et en semaine sur rendez–vous