
Pretty Gucci Gorilla
Athi-Patra Ruga
Kader Attia
Bad bitch my hidda
Pretty gucci gorilla
Pop down the drillas
Focus on the million
Ain’t got the symptoms
Grow with my sickness
You speak that viction
I bring that friction.
Mykki Blanco – I’m in a mood (2016)
Dans Un lieu à Soi (1929), Virginia Woolf écrit : « Peut-être qu’un esprit purement masculin ne peut créer, pas plus qu’un esprit purement féminin... Il est néfaste d’être purement un homme ou une femme ; il faut être femme-masculin ou homme-féminin. » Si l’on regarde en arrière, l’histoire de l’art compte de nombreuses figures androgynes, des figures queer dont le genre est volontairement troublé. Des représentations de corps qui mettent à mal un système binaire, sexiste, hétéronormatif, validiste, colonial, raciste, bourgeoise, capitaliste et autres postulats de domination. Nous pensons aux peintures d’Edward Burne-Jones, de Frida Kahlo, aux collages de Hannah Höch, aux photographies de Claude Cahun, de Cecil Beaton, de Peter Hujar, de Luciano Castelli, de Michel Journiac, de Cindy Sherman, de Luigi Ontani, de Nan Goldin, de Samuel Fosso, de Tracey Moffatt, de Yasumasa Morimura, de Zanele Muholi, ou encore les céramiques et les tapisseries de Grayson Perry. Les modèles historiques et actuels sont nombreux, peut-être manquent-ils seulement de visibilité ? Un pan de l’histoire de l’art globale se refuse à une dichotomie archaïque des genres pour explorer davantage la pluralité et la performativité des genres. Les artistes inscrit.e.s dans ce mouvement plastique et politique fabriquent une histoire et une esthétique de l’émancipation (Isabelle Alfonsi).
« L’identité queer n’a aucun besoin de se fonder sur une vérité quelconque ou sur une vérité stable. Comme l’indique le mot lui-même, queer ne désigne aucune espère naturelle et ne se réfère à aucun objet déterminé ; il prend son sens dans sa relation à l’opposition à la norme. Queer désigne ainsi tout ce qui est en désaccord avec le normal, le dominant, le légitime. […] C’est une identité sans essence. […] C’est à partir de la position marginale occupée par le sujet queer qu’il devient possible d’apercevoir une multiplicité de perspectives pour repenser les relations entre les comportements sexuels, les identités érotiques, les constructions du genre, les formes de savoir, les régimes de l’énonciation, les logiques de la représentation, les modes de constructions de soi et les pratiques communautaires – c’est-à-dire pour réinventer les relations entre le pouvoir, la vérité et le désir. » [1]
Pretty Gucci Gorilla réunit les œuvres photographiques de deux artistes : Kader Attia (né en 1970) et d’Athi-Patra Ruga (né en 1984). Athi-Patra Ruga fabrique une fiction politique où l’Afrique du Sud est nommée Azania : un royaume ante-colonial, non binaire, fier et kitsch. L’artiste incarne tous les personnages d’une mythologie queer et a-coloniale. Kader Attia présente une œuvre emblématique de son corpus : La Piste d’Atterrissage (1999). Les diapositives projetées sont les archives de moments complices passés à Paris à la fin des années 1990 entre l’artiste et des personnes trans/travesties algériennes. Pretty Gucci Gorilla propose ainsi une critique de la masculinité souveraine, coloniale et normative. Paul B. Preciado parle de masculinité souveraine au sein d’une nécropolitique agie par l’hétérosexualité et le patriarcat blanc. Les œuvres invitent à une redéfinition et à une désidentification vis-à-vis de cette masculinité toxique, animée par une binarité excluante. Cela au profit de masculinités alternatives, de masculinités émancipées, décoloniales, queer, trans, camp, futuristes et assurément féministes.
KADER ATTIA
A la fin des années 1990, Kader Attia, après avoir vécu quelques années au Mexique et en République Démocratique du Congo, revient à Paris. Il sympathise avec une communauté de personnes transgenres algériennes exilées à Paris. Ils.elles sont des immigrante.s illégaux.les, des travailleur.se.s du sexe, des danseur.se.s. Kader Attia réalise leurs portraits durant plusieurs séances. Piste d’Atterrissage est un diaporama formé de 160 diapositives projetées dans une salle obscure. 160 portraits intimes de trans et de travestis algériens en exil, alors que la guerre civile et les interdits moraux les empêchent de vivre librement. Sans papiers, ils vivent et travaillent dans la clandestinité. Dans son ouvrage Pour une esthétique de l’émancipation, Isabelle Alfonsi rappelle : « A partir des années 1990, une rupture s’opère dans cette lignée : les ravages de l’épidémie du sida et la concomitante gentrification des espaces urbains sont à l’origine de la quasi invisibilisation des communautés queer qui avaient mis plus de soixante-dix ans à voir le jour. » [2] Pendant deux ans, l’artiste a vécu avec eux pour en livrer un travail documentaire intime et engagé. Des images de fêtes, de solitudes, de doutes, d’errances, d’intimités qui nous amènent, à travers ses yeux, dans un univers où l’entre-deux est souligné. « On vit notre corps comme une architecture, on le rénove, on le répare, on le transforme. Le corps humain est un pays dont nous ne connaissons pas toutes les régions, et, comme l’architecture, il peut être éphémère. » (Kader Attia, Libération 2012)
ATHI-PATRA RUGA
Azania est un pays sans frontière, sans géographie. Un pays sans peuple, pour un peuple sans pays. Azania est un espace utopique nourri de fantasme, de résistance, d’affirmation et de bagatelle. Un royaume où celles et ceux qui ne trouvent pas leur place peuvent y trouver un refuge ou bien une scène pour s’exprimer. Une région aux couleurs tropicales, qui est peuplée de personnages dont les identités sont en état de transformation. Au moyen d’une écriture protéiforme, Athi Patra-Ruga architecture un univers où les traditions sud-africaines rencontrent l’esthétique queer, où les mythologies ancestrales s’allient aux artefacts de la fête, aux accessoires bon marché et à une insouciance irrésistible. Azania est peuplé de personnages baroques et sexy, le plus souvent incarnés par l’artiste lui-même, qui affirment une identité, un corps, un positionnement dans le monde et dans l’histoire. Un territoire qui réunit tous ceux qui ne souhaitent pas appartenir à une communauté spécifique, mais plutôt au genre humain dans son ensemble. Une zone utopique où tout ce qui est traditionnellement séparé vient à s’hybrider et à cohabiter : savant-populaire, art-artisanat, corps-esprit, homme-femme, profane-sacré. Les signes constitutifs d’un royaume (blasons, chevaliers, reines et rois) sont associés au folklore, à la religion ou encore à la mode. Pour cela, différents médiums sont mis en œuvre : la performance, la vidéo, le son, la sculpture et la tapisserie. Chacune des œuvres se réfère à des textes anciens (issus des cultures occidentales et orientales), ainsi qu’à différentes périodes de l’histoire humaine (ante et postcoloniale). Les habitants d’Azania sont des exilés, des figures marginales, qui au fur à mesure de leur épanouissement, s’approprient un nouvel espace d’expression et constituent un véritable panthéon multiculturel. Azania est une terre promise, une réaction poétique et politique aux manifestations de la survivance de l’Apartheid. L’artiste, né en 1984, a grandi dans une société où les races étaient séparées d’une manière radicale et violente. Un système binaire qu’il combat par l’invention d’un pays imaginaire où toutes les unions sont permises. Parce que ses personnages incarnent des identités mouvantes, l’artiste met à mal une assignation à l’appartenance culturelle, raciale ou sexuelle. A l’image de The Future White Woman of Azania, une figure vêtue de collants roses, de chaussures à talons hauts et de ballons de baudruches remplis de peinture, de paillettes ou de confettis. Le personnage se déplace sur les chemins de terre battue des townships ou de villages ruraux. De la même manière, Beiruth, un personnage afrofuturiste, évolue dans Johannesburg. L’artiste parle d’un voyage à travers une ville non identifiable, par un corps étrange, un corps qui ne trouve pas son espace. Un corps autonome qui se situe en marge de l’ordre et de l’autorité. La femme du Futur et Beiruth créent des déplacements pour ouvrir un espace critique. Elles sont des corps camps : se jouant de la théâtralité, de la force de la superficialité, du kitsch, de l’excès, de l’extravagance, de la vulgarité et des paillettes. Les œuvres troublent les repères et les codes afin de dénormer les corps et d’ouvrir le champ des possibles. Athi Patra-Ruga performe, sculpte et tisse un pays où les notions de frontière, de limite et de séparation se sont évanouies au profit de celles de la liberté, de la fierté et de la frivolité. En mixant les traumatismes de l’histoire humaine dans son ensemble, l’artiste écrit l’histoire d’un pays hors du temps où le personnel croise en permanence le collectif.
Informations Pratiques
Eternal Gallery
Les Octrois, place Choiseul
37100 Tours
[1] HALPERIN, David. Saint Foucault. Paris : Epel, 2000, p.75-76.
[2] ALFONSI, Isabelle. Pour une esthétique de l’émancipation. Paris : Editions B42, 2019, p.20.
Artistes :

Artistes
Kader Attia et Athi-Patra Ruga
Commissaires
Julie Crenn et Eric Foucault
Titre
Pretty Gucci Gorilla
Dates
Vernissage le jeudi 23 janvier 2020 à 18h.
Exposition du 25 janvier au 22 mars 2020.